VIII
PLEINE LUNE

Bryan Ferguson s’épongea le visage avec son mouchoir et s’appuya contre l’échalier pour reprendre son souffle. La brise de mer ne suffisait pas à vaincre la chaleur du soleil qui s’abattait sur la masse grise du château de Pendennis. La réflexion de ses rayons sur l’eau était telle qu’on ne pouvait en supporter trop longtemps le spectacle.

Il ne se lassait pas de cette vue. Bryan Ferguson se mit à sourire. Cela faisait maintenant plus de vingt ans qu’il était majordome de Bolitho. Parfois, il ne réussissait pas à y croire. Il tournait le dos à la demeure des Bolitho qui s’élevait sur le flanc de la colline en contrebas, au milieu des champs couverts de fleurs sauvages et où les hautes herbes ondulaient au vent comme les vagues sur la mer.

Il plissa les yeux au soleil et se tourna vers le sentier en lacets qui menait en haut de la colline. Il aperçut la femme qui se tenait dans le virage. On la distinguait à peine dans cet endroit assez dangereux dans l’obscurité et même en toutes circonstances si l’on ne faisait pas attention. Si vous tombiez dans les rochers, c’était la mort assurée.

Elle lui avait dit de rester près du tumulus, pour reprendre son souffle, mais peut-être ressentait-elle le besoin d’être seule, il ne savait pas trop. Il l’admirait en silence. Ses cheveux, négligemment attachés, volaient au vent, sa robe était plaquée contre son corps, elle faisait penser à l’enchanteresse d’un vieux poème ou d’un conte populaire.

La maisonnée l’avait timidement acceptée et les domestiques refusaient de parler d’elle aux gens du pays. Tous au contraire, à l’image de Ferguson, étaient prêts à prendre sa défense comme Bolitho leur en avaient donné instruction.

Ferguson et sa femme, qui tenait la charge de gouvernante, s’attendaient à voir la dame de Bolitho rester à l’écart des affaires de la propriété. Il hocha la tête en la voyant se retourner pour entamer la descente. Comme ils s’étaient trompés… Depuis le jour de son retour de Portsmouth ou presque, après avoir dit adieu à Bolitho, elle avait montré de l’intérêt pour tout. Mais elle demandait, elle n’ordonnait pas. Ferguson essayait de ne pas faire de comparaison avec Lady Belinda qui se comportait plutôt à l’inverse. Mais ce genre de pensée le mettait mal à l’aise, il se sentait vaguement coupable.

Elle était allée à cheval en sa compagnie découvrir les chaumières qui faisaient partie de l’héritage de Bolitho. Elle avait même réussi à lui faire avouer que ces propriétés étaient bien plus étendues du temps du père de Bolitho, le capitaine de vaisseau James. On en avait vendu la plus grosse partie pour éponger les dettes accumulées par son autre fils, Hugh, qui avait déserté de la marine avant de se rallier aux Américains qui combattaient la Couronne.

Ferguson jeta un coup d’œil à sa manche vide. Tout comme John Allday, il avait été enrôlé par la presse, pas très loin d’ici, et s’était retrouvé à bord de la frégate Phalarope, commandée par Bolitho. Ferguson avait perdu son bras aux Saintes. Il eut un bref sourire : depuis lors, ils étaient restés ensemble.

A d’autres reprises, comme aujourd’hui, elle était allée se promener avec lui. Elle l’interrogeait sur les moissons, sur le prix des semences, l’état des labours, les endroits où l’on vendait les grains et les légumes de la propriété. Décidément, Ferguson n’avait encore jamais rencontré quelqu’un de semblable.

Il avait commencé à mieux la comprendre dès les premiers jours, lorsqu’il lui avait fait faire le tour de la vieille maison en lui expliquant qui étaient ces personnages à l’air sévère, les ancêtres de Bolitho : depuis le vieux commandant Julius, mort à Falmouth en essayant de rompre le siège mis par les Têtes rondes devant le château de Pendennis, jusqu’à ceux d’un passé plus récent. Dans une petite chambre, il lui avait montré le portrait de Cheney, protégé par un drap. Elle lui avait demandé de l’approcher de la fenêtre pour le détailler à son aise. La pièce était silencieuse, Ferguson l’entendait respirer, il voyait sa poitrine se soulever tandis qu’elle regardait le tableau, puis elle lui demanda :

— Pourquoi l’a-t-on mis ici ?

Il avait tenté de le lui expliquer, mais elle l’avait interrompu d’un geste :

— Lady Bolitho aura insisté, c’est certain.

Et ce n’était pas une question.

Puis, après avoir réfléchi un peu :

— Nous allons le nettoyer. Nous allons tous les nettoyer.

Il avait vu une lueur d’excitation dans ses yeux sombres et en avait ressenti une espèce de fierté. Cette femme avait tout pour faire tourner la tête à un homme, mais il l’imaginait très bien avec un Brown Bess en joue, comme le lui avait raconté Allday.

Elle était retournée voir le portrait de Cheney. C’était un cadeau que sa première femme avait prévu de faire à Bolitho en surprise pour le jour où il reviendrait de guerre. Et au lieu de cela, il n’avait retrouvé que ce portait. Cheney et l’enfant qu’ils attendaient étaient morts dans un accident de voiture.

Catherine s’était retournée vers Ferguson lorsqu’il avait essayé de lui raconter ces événements. Elle l’avait pris par le bras, pleine de compassion :

— C’est vous qui l’avez transporté ici – elle eut un regard pour la manche vide : Cela a dû vous donner de la peine.

Puis elle avait remarqué :

— Ainsi, lorsque je suis arrivée, vous avez tous décidé de me cacher ces choses. Que craigniez-vous de moi ? Que je fusse jalouse ? Elle avait secoué la tête, les yeux remplis de larmes : Comme l’océan, son océan, il y a des choses qui ne meurent pas.

Et c’est ainsi que le portrait retrouva sa place initiale, en face de la fenêtre et de la mer au-delà, cette mer qui avait les couleurs des yeux de Cheney.

Il se redressa, elle descendait vers le glacis et il lui tendit la main pour l’aider à passer par-dessus le rebord. Même mise ainsi, avec ses cheveux qui s’étaient échappés du ruban avec lequel elle les retenait, avec sa robe salie de sable et de poussière, il émanait d’elle une sorte de force intérieure. Elle était plus grande que Ferguson, il se dit qu’elle devait être aussi grande que Bolitho. Elle lui serra amicalement la main, mais il sentait ce mélange de force et de douceur, cet air de défi.

— Cette terre, là-bas. A quoi l’utilise-t-on ?

— Il y a trop de rochers, répondit Ferguson, ils se sont éboulés de la colline. Y’a pas moyen de labourer, et le rendement n’est pas fameux.

Il la vit retrousser sa lèvre, il les imaginait ensemble, avec Bolitho. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était plus rauque, si bien qu’elle le regarda dans les yeux. Les siens étaient sombres, tel un étang, elle semblait voir en lui et deviner ses pensées. Puis elle lui fit un large sourire :

— Je vois que je vais devoir vous surveiller, monsieur Ferguson, un seul bras ou pas !

Ferguson s’empourpra, chose qui, depuis qu’il avait servi à la mer puis dans la propriété, ne lui était jamais arrivée.

Il bredouilla :

— Je vous demande pardon, madame – et détournant les yeux : Nous n’avons pas les hommes nécessaires, voyez-vous, ils ont tous été pris par la presse, ou sont soldats. Des vieux et des infirmes, voilà tout ce qu’il nous reste.

Lorsqu’il la regarda de nouveau, il fut tout surpris de voir tant d’émotion dans ses yeux.

— Vous n’êtes pas un infirme, répondit-elle. A nous deux, nous allons faire quelque chose de cette terre – elle réfléchissait tout haut, sa voix s’était faite plus dure : Je ne vais pas rester ici à voir tous ces gens qui ont bénéficié de son courage ! Je ne crois pas que le seigneur – elle eut une petite moue de déplaisir : On l’appelle le Roi des Cornouailles, n’est-ce pas ? Il me semble qu’il n’a pas trop de mal à exploiter ses terres !

— Des prisonniers français, milady. Et il est en outre édile.

Il avait changé de sujet avec soulagement. Cette fois encore, il se sentait coupable, comme lorsqu’il avait compris qu’elle faisait allusion à Belinda, dans son bel hôtel de Londres. Elle reprit :

— Pourtant, c’est un homme loyal. Et de toute façon, j’aime bien sa femme. C’est la sœur préférée de sir Richard, n’est-ce pas ?

Ferguson reprit sa marche à côté d’elle, mais il était obligé de presser le pas pour la suivre.

— Oui, milady. Dans le temps, miss Nancy a été amoureuse du meilleur ami de sir Richard.

Elle s’arrêta et le regarda intensément.

— Vous savez tant de choses ! Je vous envie le plus petit détail, chaque heure que vous avez passée avec lui tandis que je ne le connaissais pas encore.

Elle se remit à marcher, plus lentement cette fois-ci, et cueillit une fleur qui poussait sur un mur de pierres.

— Vous aussi, vous l’aimez beaucoup ?

— Je n’ai jamais servi personne d’autre, répondit Ferguson en faisant un grand signe à quelques paysans qui travaillaient aux champs.

Elle s’arrêta sur ces silhouettes qui tiraient une charrette. La plupart de ces gens étaient des femmes, mais elle retint son souffle en reconnaissant ce vieux marin, l’unijambiste du nom de Vanzell. Lui aussi donnait un coup de main à la voiture.

Ferguson vit la tête qu’elle faisait et comprit qu’elle se souvenait du jour où Bolitho l’avait arrachée à la prison des Waites, à Londres, et l’avait sortie de cette fange et de cette horreur.

Son mari avait suborné des complices et inventé des mensonges pour la faire déporter. D’après ce que lui avait narré Allday, il était probable qu’elle serait morte avant. Allday lui avait dit que Bolitho était là, qu’il l’avait soutenue pour la faire sortir de la prison et avait emmené par la même occasion le vieux Vanzell qui y était gardien. Il y en avait d’autres comme lui dans la propriété, des hommes comme Vanzell qui avaient servi sous les ordres de Bolitho, ou des femmes qui avaient perdu un fils ou un mari dans les mêmes conditions.

— Il a tant fait, il faut que nous le remercions en redonnant vie à ces campagnes. Il y a bien l’Ecosse : ils ont sûrement toujours besoin de grain ?

— Les navires sont bien chers, milady ! répondit Ferguson en souriant.

Elle le regarda attentivement, puis éclata d’un rire en cascade. Il l’avait déjà entendu rire ainsi quand elle était avec Bolitho.

— Il y en a toujours… mais elle se tut en arrivant à l’entrée de la cour devant l’écurie.

— Qu’y a-t-il, milady, quelque chose qui ne va pas ?

— C’est le commis de la poste, fit-elle en posant la main sur sa poitrine.

Le jeune garçon, avec son chapeau haut-de-forme et sa culotte élégante, était occupé à discuter avec Mathieu, le maître cocher.

— Il doit venir de la ville, milady. Ce n’est pas une heure habituelle pourtant – il appela le garçon d’un geste impératif : Viens ici mon gars, et vite !

Le commis salua en souriant de toutes ses dents.

— ’pour vous, m’darne.

— Un peu de respect, grommela Ferguson, sans quoi je te…

— Merci, fit-elle – puis se détournant pour examiner la lettre à l’abri du soleil : Il n’y a aucun cachet !

— L’écriture d’un secrétaire, nota Ferguson qui se tenait tout près d’elle. J’en jurerais.

Elle le regardait, mais il savait qu’elle ne le voyait pas.

— Il lui est arrivé quelque chose. Mon Dieu, je ne peux pas…

Plein de bonne volonté mais assez maladroitement, le jeune garçon essaya de la rassurer :

— C’est d’la malle de poste, vous savez – grand sourire : Ils ont dû signer pour çui-ci – il les regarda et conclut d’un air important : Ça vient d’Lond’.

— Calmez-vous, milady, lui dit Ferguson en la prenant par le bras. Entrez donc dans la maison.

Elle déchirait déjà la grosse enveloppe qui en contenait une seconde.

Ferguson entendit sa femme qui descendait les escaliers de pierre pour venir à leur rencontre, si effrayée qu’elle en avait le souffle coupé. C’est ainsi que cela se passerait un jour. Tous ces portraits de famille disaient la même histoire. Pas un seul homme de la race des Bolitho n’était enterré à Falmouth, ils avaient tous péri en mer. Même le commandant Julius, dont on n’avait pas retrouvé le corps lorsque son bâtiment avait explosé dans Carrick Road, tout près d’ici, en 1646.

Elle se tourna vers lui :

— Il est à Londres – elle fixait la lettre comme s’il s’agissait d’un rêve : La guerre est terminée devant le cap de Bonne-Espérance. Le Cap est tombé.

Elle s’était mise à trembler, mais les larmes ne venaient pas.

Grâce Ferguson passa son gros bras potelé autour de sa taille et murmura :

— Dieu soit loué ! C’est merveilleux !

— Quand sera-t-il ici ? demanda Ferguson.

Au prix d’un effort visible, elle finit par reprendre ses esprits.

— Il ne le dit pas.

Elle buvait des yeux son écriture, quelques lignes dont la brièveté trahissait la hâte qu’il avait de la revoir, le besoin qu’il avait d’elle.

— Je le sentais ! s’exclama-t-elle. C’était l’une des dernières nuits. Je suis sortie de mon lit pour aller regarder la mer – lorsqu’elle se retourna, ils virent que ses yeux brillaient de bonheur : Il était là, il se dirigeait vers Portsmouth. Je le savais.

Ferguson glissa une pièce dans la main pleine de taches de rousseur du commis. Il venait de vivre un sale moment. Il comprenait maintenant que cette première grosse enveloppe était là pour cacher le véritable contenu dit courrier à des yeux trop curieux. Voilà ce qui l’attendait, ce à quoi ils allaient devoir faire face tous deux.

Le commis restait là, apparemment déterminé à comprendre pourquoi son arrivée avait déclenché un tel émoi. Il intervint :

— Le cocher m’a dit pourquoi que le courrier était en retard, voyez-vous ? Une de leurs voitures a perdu une roue en chemin… c’était amusant !

Ferguson lui jeta un regard : ainsi, le courrier était en retard. Il lança un coup d’œil à Catherine qui essayait encore de ne pas montrer sa joie tant qu’il n’était pas là. Au cas où…

— Il peut être là d’ici un jour ou deux, milady – il calculait dans sa tête : Il aura dû passer les voir à l’Amirauté, pour faire son rapport.

Il se mit à sourire en repensant à Bolitho, régulièrement agacé par les lenteurs qui suivaient inéluctablement le feu de l’action.

— Puis, naturellement…

Il tendit le cou en entendant un bruit de sabots dans le chemin qui descendait vers la place et l’église où l’on conservait le souvenir des Bolitho. Mathieu commença, sans être trop sûr :

— C’est pas un de mes chevaux, milady.

Mais elle courait déjà, les bras tendus, sans se soucier de tous ces yeux qui la regardaient ni des gens qui restaient bouche bée.

C’était impossible, il ne pouvait être déjà là. Presque sans rien voir, elle franchit la porte au moment où les chevaux et la voiture arrivaient sur les pavés.

Bolitho sauta de sa selle, la prit dans ses bras, elle pressa son visage contre le sien en sanglotant presque :

— Oh mon chéri, que vas-tu penser ? Je dois avoir l’air d’une souillon, moi qui voulais tant être parée pour ton retour !

Il la prit par le menton, la regarda intensément pendant de longues secondes, peut-être pour se convaincre que ce n’était pas une erreur ni un rêve qu’ils étaient en train de faire.

— Nous avons eu des contretemps, je n’ai pas pu attendre. J’avais peur que tu…

Il posa son doigt sur ses lèvres.

— Eh bien, j’ai pu, et je voulais que tu saches…

Le reste se perdit dans un baiser.

 

— Je suis ici. Je n’ai pas été trop longue, non ?

Bolitho détourna les yeux de la fenêtre et la regarda qui arrivait du bas de l’escalier. Ses cheveux sombres étaient libres, mais elle les avait soigneusement brossés et ils ruisselaient dans son dos. Elle s’était changée et portait une robe verte très simple.

Il s’approcha d’elle, lui prit les mains et, la tenant à bout de bras :

— Tu serais ravissante en costume marin !

Elle se retourna dans ses bras.

— Lorsque tu me regardes ainsi, je crois que je vais me mettre à rougir comme une vilaine petite fille – elle passa lentement les doigts sur sa figure : Comment vas-tu ? Ton œil…

Il déposa un baiser sur sa joue, il sentait de tout son être combien elle était proche, il sentait son corps se presser contre le sien. Tous ces doutes, toutes les erreurs s’effaçaient comme par enchantement, comme des ombres chassées par l’aube. Il avait le sentiment de n’être jamais parti… La tenir dans ses bras, lui parler, tout cela lui paraissait si naturel que tous les bruits, toutes les sensations disparaissaient.

— Je crois que cela va mieux. Même en Afrique, avec le soleil, il m’a peu gêné.

Elle essaya de cacher son soulagement afin qu’il ne sût pas à quel point elle s’était fait un sang d’encre pour lui pendant son absence.

— Et toi, lui demanda Bolitho, cela n’a pas été trop dur ?

Elle éclata de rire et fit voler ses cheveux sur ses épaules.

— Ils n’ont pas l’air de trouver que je suis une ogresse… En fait, je pense qu’ils m’aiment bien.

Redevenant sérieuse, elle passa le bras autour de sa taille et l’attira doucement vers la chambre à côté.

— J’ai cependant quelques mauvaises nouvelles – elle croisa son regard comme il s’arrêtait. Ta sœur Nancy me l’a appris il y a une semaine. Ta sœur aînée est revenue des Indes.

— Félicité ? demanda Bolitho en la retenant doucement.

Elle acquiesça et il essaya d’imaginer sa sœur. Elle était plus âgée que lui de deux ans et il ne l’avait pas revue depuis l’époque où il était enseigne. Elle avait épousé un officier du quatre-vingt-unième d’infanterie, qui s’était mis plus tard au service de la Compagnie des Indes orientales. Chose étrange, il se souvenait mieux de lui que de sa sœur. Un officier agréable, assez modeste, qui avait fait la connaissance de Félicité lorsque sa compagnie était en garnison à Truro.

— Son mari est décédé, Richard. Elle est revenue vivre en Cornouailles.

Bolitho attendait la suite, sûr qu’elle n’avait pas tout dit.

— Elle a deux fils. Le premier est officier dans le même régiment, le second sert dans la Compagnie, si je me souviens bien.

— Comment est-il mort ?

— Son cheval s’est débarrassé de lui, répondit Catherine.

— As-tu vu Félicité ?

Elle redressa le menton avant de répondre :

— Elle n’a pas voulu venir avec Nancy – puis elle ajouta, avec une certaine hauteur : A cause de moi.

Il passa le bras autour de sa taille, mécontent de ce qu’il s’était passé, de cette injustice à son égard.

— Si seulement j’avais été là !

Elle lui caressa le visage avec un tendre sourire :

— Je devais t’en parler. Mais je ne voulais pas gâcher ton retour, pas maintenant, pas alors que je te retrouve enfin…

— Rien ne peut le gâcher et personne ne le gâchera – sentant qu’elle s’était mise à trembler, il la serra plus fort : Comme cela fait du bien de rentrer chez soi.

— Comment était-ce là-bas, Richard ?

Il essaya de remettre de l’ordre dans ses souvenirs. Le Commodore Warren, les capitaines de vaisseau, Poland et Varian. Tyacke et tous les autres. Dans les antichambres de l’Amirauté, on aurait pu croire qu’il ne s’était rien passé – c’est en tout cas ce qu’il y avait ressenti. Il commença d’une voix lente :

— Nous avons perdu quelques hommes, mais cela aurait pu être pire. J’ai vu l’amiral Godschale à Londres – il sourit en se souvenant de son titre tout neuf et ronflant –, Lord Godschale désormais.

— Je suis au courant, fit-elle avec un signe de tête. Apparemment, rester chez soi pendant que les autres se battent finit par rapporter.

Il prit ses mains entre les siennes.

— C’est ce que Nelson m’a écrit un jour. Je vois que ma tigresse est toujours prête à bondir pour prendre ma défense !

Elle surmonta son amertume et lui sourit : Toujours.

Bolitho se tourna vers les fleurs et les arbres qui bruissaient dans le vent.

— J’avais envie de me sauver, d’être avec toi – il sentait bien qu’elle le regardait, mais poursuivit tout de même, comme pour se débarrasser d’un fardeau : J’ai abandonné ce pauvre Allday, il suit avec les bagages. Il a protesté, mais je crois qu’il comprend.

— Cela fait un drôle d’effet… Te voir sans lui, sans ton ombre.

— Sur le chemin du retour, reprit Bolitho, nous avons fait relâche à Madère pour faire de l’eau douce et des vivres. Je t’y ai acheté de la dentelle. Lorsqu’Allday sera arrivé, tu verras bien si tu peux en faire quelque chose, ou alors si je suis moins bon commerçant que je suis bon marin !

Il sortit un éventail portugais en argent travaillé et le lui tendit.

— J’ai pensé que tu l’aimerais peut-être. Pour remplacer celui que tu m’avais donné et que je garde toujours avec moi.

Il la regarda, elle était enchantée et déplia l’éventail d’une main experte pour le faire jouer au soleil.

— Qu’il est beau !

Lorsqu’elle se tourna vers lui, son expression avait changé, elle le fixait de ses yeux sombres.

— Ai-je tort, Richard ?

Elle s’approcha de lui et posa la tête sur son épaule, comme pour lui cacher ce qu’elle éprouvait.

— Je ne peux pas attendre. Je te veux, maintenant. C’est comme si je mourais de faim, je devrais avoir honte – elle leva les yeux, son visage à quelques pouces du sien : Mais non, je n’ai pas honte du tout.

Elle fit subitement demi-tour et s’éloigna de lui.

— Le soleil brille aussi pour les amants, Richard chéri !

Elle éclata de rire, se mit à courir dans l’escalier. Elle avait deviné son indécision, sa timidité au moment où il l’avait retrouvée.

Elle était près de la fenêtre qui donnait sur la pointe. Elle tenait les rideaux écartés, si bien qu’on avait l’impression qu’elle flottait au soleil. Elle portait une longue robe blanche maintenue par un simple lien doré autour du cou, ses cheveux défaits dans le dos. Elle ne fit pas un mouvement, elle ne se retourna pas lorsqu’il s’approcha d’elle puis, après une dernière hésitation, l’enveloppa dans ses bras pour l’attirer contre lui. Tous deux contemplaient le paysage, elle s’arrêta de respirer lorsqu’il commença à explorer son corps et à caresser sa peau nue sous la robe. Elle murmura :

— Pour l’amour de Dieu, ne t’arrête pas. Ne cesse jamais de m’aimer comme tu m’aimes.

Son corps se cambra lorsqu’il fit glisser ses mains sur ses seins, puis elle se retourna et le laissa détacher le ruban. Sa robe tomba à ses pieds.

Il ne se souvenait même pas de ce qu’il s’était passé ensuite, mais sa chemise et son pantalon disparurent à leur tour sur le sol. Elle était allongée sur le lit, les lèvres humides et elle le regardait.

— Je suis si méchante, Richard ! Tu as dû claquer une douzaine de montures, et tu meurs sûrement d’envie de faire un bon repas arrosé d’un de tes meilleurs vins.

Il s’allongea près d’elle, commença à la caresser et elle lui rendit ses baisers, sa main autour de son cou caressait ses cheveux coupés courts, là où il avait porté un catogan. Elle avait envie de lui demander pourquoi il l’avait fait disparaître et de lui demander combien de temps ils passeraient ensemble, tant et tant de choses, mais sa volonté et son corps étaient incapables de résister plus longtemps.

Ce fut bref, ils avaient terriblement envie l’un de l’autre et le plaisir atteignit très vite son paroxysme. Catherine se mit à crier comme si elle se moquait de ce que les gens pourraient entendre et imaginer.

Un peu plus tard, Bolitho ouvrit les yeux et se réveilla dans ses bras, leurs corps étaient toujours enlacés comme s’ils n’avaient pas bougé. La chambre était éclairée d’une lumière argentée, plus forte encore que celle du soleil. Ou du moins eut-il cette impression.

— Combien de temps ?…

Elle l’embrassa :

— Pas assez longtemps. Je suis restée avec toi. Sais-tu que ta peau est encore un peu plus pâle sur la nuque, là où elle était cachée par tes cheveux ?

— Tu n’aimes pas, Kate ?

Elle attira doucement sa tête sur ses seins.

— Je m’y habituerai, l’homme que j’aime n’a pas changé !

Elle secoua sa chevelure :

— Je vais aller te chercher quelque chose à manger. Toute la maison est couchée. Que vont-ils penser de nous… de moi ?

Bolitho se haussa sur un coude pour admirer la lumière de la lune, elle la regardait elle aussi, elle savait qu’il avait envie d’elle, encore et encore.

— Il fait si chaud.

Sans s’être donné le mot, ils se levèrent tous deux et restèrent côte à côte, debout devant la fenêtre. L’air tiède caressait leurs corps nus, ils éprouvaient un immense sentiment de paix, la mer grondait sourdement dans le lointain en se jetant sur les rochers invisibles qui gardaient les approches, comme de noires sentinelles. Il lui passa un bras autour de la taille, son corps réagit immédiatement à son contact. Ils levèrent les yeux vers la pleine lune qui ressemblait à un grand disque d’argent.

— J’ai envie de toi, Kate.

Son désir lui faisait presque peur, il n’était pas habitué à exprimer quelque chose d’aussi intime et pourtant d’aussi impérieux.

— Moi aussi, j’ai envie de toi.

Bolitho la serra dans ses bras.

— Mais je vais refermer la fenêtre. Pas d’en-cas cette nuit, Kate chérie. Quand je vois ce halo, je me dis nous aurons du mauvais temps avant l’aube.

Elle le poussa doucement sur le lit, le mit sans difficulté dans le même état qu’elle et il la couvrit, la respiration haletante, le cœur battant la chamade.

Ce n’est que lorsque son souffle fut devenu régulier et qu’il reposait paisiblement à son côté qu’elle donna libre cours à ses larmes. Elle prononça son nom à voix haute, mais il était profondément endormi.

Tournant la tête, elle regarda par la fenêtre, l’oreiller était humide sous sa joue. La lune brillait toujours autant. Il sursauta et elle le serra un peu plus fort comme pour le protéger encore, même pendant son sommeil. Mais de halo, point, le ciel était clair bien que sans étoiles.

Ainsi, ce n’était pas terminé. En dépit de ses espoirs les plus fous, son œil malade guettait, comme un voleur tapi dans la nuit.

 

Un seul vainqueur
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